La mémoire de A à Z
L'abécédaire est une manière comme une autre de présenter les choses. Ludique, agréable à picorer. De A à Z, voilà ma vision de la biographie et de la mémoire. En attendant peut-être que vous me racontiez les 26 lettres de votre vie.
A… Autobiographie
Ça commence bien ! Le biographe est-il un menteur ? On est en droit de se le demander dans la mesure où il devrait davantage se qualifier d’autobiographe.
Son métier consiste à accompagner des narrateurs qui souhaitent consigner leur histoire ; pas à le faire à leur place à la manière d’un historien ou d’un journaliste cherchant la vérité de son sujet (« vérité », on y reviendra)… C’est ça un vrai biographe en théorie.
🤢 Seulement voilà. Même si le terme « autobiographe » figure sur les sites du Larousse et de l’Encyclopédie Universalis, il faut dire ce qui est : personne ne l’utilise. Entre autres parce que c’est hideux : autobiographe. Quelle idée d’inventer un mot comme ça, nom d’un petit bonhomme ?
Le terme « biographe », c’est comme la mémoire, c’est approximatif !
B… Banalité
La peur de raconter une vie banale (ou pire, de se rendre compte qu’on a une vie banale) est un sacré frein à l’écriture. Mais c’est quoi la banalité ?
⛺ Bien sûr, on ne se marie pas tous à une rock-star. La probabilité d’avoir assisté à un meurtre est limitée. Comme celle d’être champion olympique de je sais pas quoi. Mais même quand on lit la bio d’une rock-star, d’un meurtrier, d’un sportif, à quoi s’attache-t-on ? La plupart du temps à ce qui semble insignifiant : l’enfance, les petites choses de la vie, les souvenirs de vacances, le premier baiser de Marie-Charlotte…
👨🍳 Illustration avec la formidable autobiographie « Life », de Keith Richards. Je l’ai lue il y a une dizaine d’années et je serais incapable de vous résumer la carrière des Rolling Stones. En revanche, je me souviens parfaitement de ce passage où il donne des conseils de cuisson de saucisses (un comble pour un végé !). Toujours commencer avec une poêle à froid.
Cette anecdote qui semble sans intérêt est très émouvante parce qu’elle raconte l’intime du guitariste qui se retire en cuisine tout seul pendant une énième fête. Elle décrit ce sentiment universel que tout un chacun peut ressentir à un moment ou à un autre, même lorsqu’il s’appelle Keith Richards : la solitude.
C’est beau en fait la banalité
🙄 Les mots auxquels vous avez échappé : authenticité, bienveillance, bon vieux temps…
C… Cadeau
🥸 « Jeune » biographe, je n’ai pas eu le cas de figure. Toutefois, si j’en crois les amis de Biographicus, il n’est pas rare qu’une biographie ne soit pas payée par la personne appelée à se confier, mais offerte par ses enfants ou petits-enfants. Soit parce qu’ils souhaitent connaître la vie d’avant de leur aïeul, soit parce qu’ils veulent lui dire que cette vie compte pour eux (soit les deux)
🍋🟩 Attention au cadeau empoisonné. On n’oblige pas quelqu’un à se raconter. Un extracteur de jus ou l’intégral de Michel Sardou, au pire, on les range dans un placard ou on les revend en douce. La prestation de biographie, c’est plus délicat alors si vous êtes tentés, je ne veux pas vous décourager. Ce cadeau peut être formidable. Mais prenez le temps d’ici Noël de tester l’idée auprès du narrateur potentiel.
Petit rappel au passage. Qui peut le plus peut le moins. Le cadeau peut être une biographie complète (à l’écrit ou en podcast, comme dirait l’autre. L’autre étant moi en fait), ou le récit de quelques souvenirs qui correspondent à une période de vie, à un événement marquant.
Autre cadeau que chacun peut se faire illico pour réfléchir à tout cela, le magnifique ouvrage collectif de Biographicus sorti mi-octobre « La biographie racontée par les biographes »
D… Distance
J’ai abordé, à la lettre B, un premier frein à l’écriture qui est la peur de la banalité. En voilà un deuxième : la difficulté à parler de soi
✒️ Exercice pratique
→ Par quelle période de vie commencer votre autobiographie ?
→ Quelles anecdotes de lycée conserver ? Jusqu’où aller dans le détail ?
→ Que faire des questions sous le tapis ? Faut-il les évoquer dès que possible, à la toute fin, au milieu l’air de rien, jamais ?
Sans doute ne savez-vous pas répondre à ces questions. De mon côté, je ne saurais pas en tout cas. Ou alors en prenant beaucoup de temps et en tâtonnant, comme n’importe qui.
🐦 Le biographe n’est pas quelqu’un qui écrit mieux que les autres. Il n’est pas non plus quelqu’un de plus psychologue qui comprendrait mieux les choses (oh la la, vraiment pas non).
Il est celui qui sait trouver la distance nécessaire pour proposer une écoute active, poser les questions qu’il faut poser, juger que ce qui paraît banal au narrateur est essentiel ; ou au contraire, que la passion de l’oncle Aygulphe pour les oiseaux, on n’est pas obligés d’en faire trois pages même si c’est formidable une passion pour les oiseaux et que cet oncle Aygulphe était sans doute quelqu’un de très bien
Tiens, peut-être que je raconterais cette anecdote moi dans mon autobiographie. Au lycée, un copain de copain s’appelait Aygulphe. Je croyais que c’était un surnom. Un jour, je lui ai demandé : « non mais c’est quoi ton vrai prénom en fait ? ». J’ai eu tellement honte quand il m’a répondu
E… Enregistreur
Voici venu le temps de parler du meilleur allié du biographe : l’enregistreur numérique. Du moins il paraît… En ce qui me concerne, je n’en utilise pas ! Sauf quand je fais des podcasts bien sûr.
😬 Je comprends ceux qui ne commencent pas leur interview sans avoir branché leur dictaphone ou leur téléphone. C’est un moyen, expliquent-t-ils, de se concentrer sur l’instant présent. De prêter davantage d’attention à la communication non verbale de son interlocuteur. De moins stresser si on n’écrit pas assez vite aussi !!
En ce qui me concerne c’est tout le contraire…
Dans la vraie vie, je ne peux pas m’empêcher de pérorer. Alors avoir une phrase de retard quand on prend des notes, il n’y a rien de tel pour laisser le silence parler et ne pas rebondir trop vite sur ce qu’on entend.
En vingt-cinq ans de journalisme, je n’ai enregistré que trois interviews. Deux ratées et une pour la sécurité, mais que je n’ai pas réécoutée. La première m’a traumatisé. Le sujet était complexe et quand je ne comprenais pas quelque chose, je me disais que la réécoute m’apporterait des réponses… Sauf que non. Je n’ai rien compris. J’ai écrit une bouse. J’en ai tiré les conséquences
⚽ En prenant mes notes à l’ancienne, je suis à concentré à 110 % comme diraient les footballeurs (hop, tacle glissé – c’est cadeau). Et puis ça me permet de commencer à écrire le texte final donc je perçois ce qui me manque pour qu’il soit clair ou harmonieux.
À chacun sa méthode. Enregistrer en est une. C’est juste que ce n’est pas la mienne.
F… Finalité
Pourquoi écrire ? On aimerait répondre « pour le plaisir » et passer à la question suivante. Ça semble difficile avec une biographie.
⌨️ Le travail n’est pas le même selon qu’on cherche à laisser un témoignage à ses petits-enfants, à se réconcilier avec son passé, à faire un bilan avant de donner une nouvelle impulsion à sa vie, à exprimer un non-dit trop pesant.
Quant à moi, je vous dirais bien quelle est la finalité de cet abécédaire, mais je n’ai plus d’encre dans mon clavier.
G… Gâteau sucré
J’aurais pu attendre « Madeleine », mais j’ai une autre idée en « M » alors ce sera « gâteau sucré ».
🍰 Dans un recueil de souvenirs, difficile de faire l’impasse sur la cuisine qui dit tant de choses de l’univers dans lequel on grandit. La matinée à écosser des petits-pois ne raconte pas la même histoire que le sandwich triangle mangé devant la télé. Le clafoutis aux pommes (si je ne case pas « clafoutis aux pommes » tous les cinq ou six articles, je suis malheureux) n’évoque pas la même culture que le pancake au sirop d’érable ou que le cornet aux amandes. Un gâteau sucré, ça plante un décor.
🙂 Et puis ce gâteau, il a le même effet dans le recueil que dans une assiette : il donne le smile !
Ce n’est pas pour rien que j’ai mis la cuisine au cœur du premier épisode de mon podcast familial. J’imagine que ça s’entend à leur intonation, mais il fallait voir le sourire des cousins cousines quand ils évoquaient la soupe, l’oseille, la limonade, le pain grillé, la mousse au chocolat… La vie quoi !
H… Histoire
L’histoire est la même pour tout le monde. Mais si elle est systématiquement écrite à la plume d’oie par les rois et les nantis, ne nous étonnons pas qu’on ait une lecture si romantique du passé ! J’ai évoqué ailleurs ce concept de grande histoire avec un petit h, celle que l’on devine en toile de fond d’un récit
☯️ C’est elle bien sûr qu’on cherche lorsqu’on lit des mémoires. Au-delà de la vie de papi-mamie, on a envie de sentir une époque, d’assister à des événements qu’on n’a pas vécus ou de nous replonger dans ceux qu’on a connus… avec un doux parfum de nostalgie et la lucidité du Sage contemporain (je suis en train de lire un roman sur Tchouang-tseu, ça se sent ou ça se sent pas ?)
🚬 Pas plus tard qu’hier, j’ai évoqué avec mon narrateur du moment la paraffine des pots de confiture, les conserves de légumes, les congélateurs-coffres remplis pour tenir l’année… Et puis la Gitane maïs qui embaume la maison, Jacques Martin, l’instit à l’ancienne qui tomberait aujourd’hui au premier conseil de discipline. Pas de date. Pas de bataille napoléonienne, mais de l’histoire. Assurément.
𝐈… 𝐈𝐧𝐭𝐞𝐥𝐥𝐢𝐠𝐞𝐧𝐜𝐞 𝐚𝐫𝐭𝐢𝐟𝐢𝐜𝐢𝐞𝐥𝐥𝐞
Préambule : cet article ne porte que sur l’écriture biographique. Les commentaires sur l’IA et la médecine ou l’archéologie, n’hésitez pas à les manger en salade.
🥶 Le Monde a publié il y a quelques jours un article qui montre que de nombreux scénaristes qui ne voulaient pas entendre parler d’IA s’y jettent désormais à corps perdu. Flippant.
De mon côté, j’ai publié dans Science et Vie une interview de l’artiste Caroline Zeller qui a été pionnière et a travaillé avec l’IA pour de grandes boîtes de la mode et du numérique. Elle en décrit son usage immodéré puis son virage à 180°. Réjouissant.
😲 À la CAE Bourgogne, nous avons eu un atelier hyper intéressant sur le sujet il y a quelques semaines. Deux tendances se dégageaient chez les participants :
Option n°1, dite du scénariste : suivre le mouvement et chercher comment utiliser l’IA dans son métier pour adapter son offre et être plus efficace dans ce qu’on propose
Option n°2, dite du gars prêt à changer de métier si on n’a plus besoin de lui : assumer le fait de tourner le dos à l’IA. Le crier haut et fort à la manière d’un paysan bio qui refuse les pesticides ou d’un fabricant de poêles sans PFAS
Je vous laisse deviner ma team.
𝐉… 𝐉𝐨𝐮𝐫𝐧𝐚𝐥
✊ Une biographie ne peut pas ressembler à un journal qu’on aurait écrit au fil des années. D’abord parce que la mémoire est aléatoire. Surtout parce que la manière de rapporter des idées et des événements porte le regard du moment où l’on écrit
On a avec nous du recul et une expérience de vie. Contre nous des préoccupations qui ont évolué, des idéaux qu’on a abandonnés
👾 Je me suis toujours répété comme un mantra : ce n’est pas parce que tu as changé d’avis que c’est aujourd’hui que tu as raison. Pas facile bien sûr, d’autant que si on pousse l’idée trop loin, ça voudrait dire que la vie n’apprend rien ?!
Mais quand même. Ayons un peu de respect pour le pré-ado ou le jeune adulte qu’on a été. Il a des choses à nous dire. Peut-être même que ça sert à ça d’ailleurs une biographie ?
K… Kit
Attention, choix de mot un tantinet tiré par les cheveux. Après tout, je ne risque pas grand-chose si vous voyez ce que je veux dire. Et puis, allez trouver des mots en K, vous !
🥜 Il est indiscutable qu’un récit personnel ou collectif est une histoire en kit. Comme avec un meuble, l’enjeu est d’agencer correctement les propos recueillis pour qu’ils fassent sens… sachant que si vous commencez en mettant une vis de travers, tout part en cacahuètes.
Dans mon podcast familial, vous ne pouvez pas savoir le temps que j’ai perdu à déplacer telle anecdote dans un autre épisode, à l’inverser avec une autre, à la remettre à l’endroit où elle se trouvait au départ…
🪚 Un podcast en kit quoi.
C’est bon, ça passe ?
Le mot auquel vous avez échappé : kiwi. Certes la récolte a été bonne. Certes, écrire son histoire, c’est accepter les pas de côté qui donnent de la saveur au récit. Mais y a des limites !!
𝐋… 𝐋𝐢𝐯𝐫𝐞
Je le concède. Comme beaucoup d’autres – vous peut-être ? – je suis un obsédé textuel. Je collectionne : les petits formats, les bien dodus, les qui sentent le chien mouillé, ceux dont l’odeur d’imprimerie si caractéristique chatouille le bout du nez.
⚖️ J’aime faire des piles à lire et des piles déjà lues, classer par affinités selon une logique que même moi, je comprends à peine, ajouter une étagère, puis une autre, puis une autre, puis une autre.
Au fond, je suis un matérialiste. La liseuse, beurk. J’ai besoin de soupeser, de tourner les pages, de reconnaître les collections, de glisser des marque-pages improvisés et des petits papiers qui m’aident à retrouver les jolies phrases que je compile après coup dans un vieux cahier.
Les livres que j’aime d’amour ont une place de choix dans les rayons. Mais ils doivent supporter la cohabitation. Les petits jeunes ne respectent pas leurs aînés. Nom d’un chien, on n’aurait pas vu ça de notre temps. ils ont pourtant la vie devant eux ces premiers romans. Qu’ont-ils fait de nos imparfaits du subjonctif ?
Qu’ils fassent tous bien attention. Surtout les bons. J’aime les regarder, mais jamais longtemps car je les cède sans vergogne à une personne de passage. Je les achète une fois, deux fois, trois fois, c’est infini. Je n’ai aucun respect pour ceux qui me lassent et que je ferme, blasé, au bout de dix ou de cent pages.
🚋 Je ne lis pas vite (je rêvasse trop), alors je lis beaucoup. Chaque année, il y a ce moment où je n’y arrive plus. En 2025, c’était au début de l’été. L’an dernier, à l’automne. Un livre qui me résiste et que je ne me décide pas à lâcher, l’état d’esprit du moment, on ne sait jamais trop. De toute façon, ça ne dure pas. Ensuite, je me rattrape. Je lis dans les transports, les salles d’attente, au coin du feu, dans mon duvet sous la tente. J’aime, par dessus tout, plonger la main dans une boîte à livre et entrer dans une librairie. Quand je me réincarnerai, c’est ça que je ferai : libraire.
J’aime suivre pas à pas quelques auteurs contemporains et découvrir après tout le monde un écrivain mort depuis des lustres. Un archéologue qui tombe sur un trésor.
J’aime les livres qui font rire, mais ils sont rares. J’aime ceux qui bouleversent et ils sont nombreux. J’aime les romans cyniques, des exutoires pour ne pas le devenir. J’aime les livres qui m’emmènent ailleurs, les livres des grands espaces et même ceux des petits…
Je devine la fierté d’avoir un livre à son nom. Le livre de sa vie, comme disent certains biographes. Je mesure la chance d’avoir choisi un métier qui me permet de les accompagner.
𝐌… 𝐌𝐮𝐬𝐢𝐪𝐮𝐞
Avec un « M » comme métaphore, allons-y gaiement et tant pis pour les musiciens qui ne manqueront pas de se retourner dans leur trombone.
Voilà ma thèse : si le roman est une symphonie, la biographie est un concerto. Une voix au cœur du récit et pour le magnifier, un accompagnement fait d’histoires de famille, de vacances à la montagne, de vie dans les années 50 ou 80.
🪈 Reste à choisir l’instrument : le violoncelle quand les événements à rapporter sont lourds, le piano quand on met l’accent sur les souvenirs heureux, deux violons quand l’histoire se raconte en couple, le pipeau si on la réécrit un tantinet
Et que se passe-t-il quand un narrateur évoque des souvenirs heureux, des événements lourds et qu’il aime bien enjoliver, me demanderez-vous ?! Ouais bon là, c’est une symphonie. Ça ne marche pas mon truc.
𝐍… 𝐍𝐨𝐬𝐭𝐚𝐥𝐠𝐢𝐞
Me voilà fort étonné. Mon ami Robert (Le petit, de son prénom) définit la nostalgie comme un regret obsédant, un désir insatisfait. Son cousin Larousse, comme une tristesse vague causée par l’éloignement.
🥸 Il est indéniable que pour certains, la nostalgie se résume à ça. Et même que ce rappel permanent à un passé idéalisé confère à la haine du temps présent, à une forme de frustration de la vie, à un refus de vieillir loin du bon vieux temps.
Mais quand même, ça peut être doux aussi le passé. Parfois, je me demande presque si le présent ne sert pas d’abord à se fabriquer des souvenirs pour le reste de la vie ! La nostalgie, c’est aussi se souvenir des belles choses, comme dirait Gaëtan Roussel.
♻️ Vu que mes dicos sont des vieux croûtons, j’ai jeté un œil à la définition plus récente du Larousse en ligne qui évoque, quant à lui, un « regret attendri ou désir vague accompagné de mélancolie ». Ah, là, d’accord. Je préfère.
Si on veut qu’ils nous fassent du bien, on a le droit de faire le tri dans ses souvenirs. On a le droit aussi de faire le tri dans les vieilles définitions des dictionnaires.
O… Oralité
Ça ne vous a pas échappé. Je prends quelques libertés avec la langue française. J’abuse des verbes faibles et des adverbes qu’on est censé chasser dans ses textes. J’oublie la moitié des négations. Entre parenthèses, j’ajoute des digressions à n’en plus finir (comme dans la vie). Sans compter les expressions familières. Bref, j’écris comme je parle.
📣 Même si j’en avais l’intention, je ne pourrais pas rivaliser avec le neveu du chien de la voisine de ce bon vieux Honoré de. Mais quand même. Avec ma casquette de journaliste, c’est pas comme ça que j’écris.
L’oralité quand on explique ce qu’on pense, quand on parle de soi, je trouve à tort ou à raison que ça apporte un petit plus. Bien sûr, dans cet abécédaire c’est ma voix que je donne à entendre. Écrire pour les autres, c’est essayer de trouver la leur.
P… Podcast
C’était un peu obligé. Mais après avoir chanté les louanges du livre, je ne vais pas prétendre tout à coup qu’un podcast familial vaut mieux qu’une biographie ou qu’un recueil collectif de souvenirs. Cette année, j’ai testé les trois options…
📗 biographie
💡 récits de vie à l’écrit
🏠 récits de vie en podcast
… Je ne trancherai pas entre elles. On a du temps pour lire. On a du temps pour écouter.
Peut-être la voix apporte-t-elle une émotion supplémentaire ? En tout cas, « émotion », c’est un mot que j’ai beaucoup retrouvé dans les messages qu’on m’a envoyés depuis le publication du podcast pilote il y a deux mois. Y compris parmi ceux qui ne connaissent pas ma famille, mais ont replongé dans leurs propres souvenirs.
🎧 Ce jour est l’occasion ou jamais de vous refaire l’article sur mes trois formules de podcast sur mesure :
🍳 Plat du jour
🥗 Entrée-plat
🦞 Entrée-plat-dessert
PS : Je n’étais pas assez dispersé comme ça. Voilà que lundi, j’ai commencé un nouveau job : prof de podcast (sur six séances pour des étudiants en infocom).
🎶 C’est un métier ! Sur la partie théorique et le temps d’écoute, c’était pas mal je crois. A part deux trois (sur trente-sept), j’ai l’impression que les jeunes ont été attentifs et intéressés. Ça s’est gâté quand je me suis rendu compte qu’aucun n’avait de casque pour commencer le bidouillage sur ordi (le message n’était pas passé). Pas très pratique, mais on fera mieux la prochaine fois !
Q… Quotidien
De quoi parle-t-on dans une biographie ? D’événements qui ont jalonné sa vie, bien sûr : une rencontre, un mariage, la mort d’un proche. Mais l’enjeu est aussi de chercher le quotidien, le récurrent, l’insignifiant, les frites du dimanche midi, les tours de vélo dans le quartier, l’oseille dans le jardin… Et puis tout ce qui est inimaginable aujourd’hui surtout : se laver dans un tub ou être obligé d’aller chez ses voisins pour téléphoner par exemple.
👨🦯➡️ Il est plus facile de raconter la naissance du petit dernier ou ses souvenirs du 11 septembre que de convoquer le quotidien. La question « qu’est-ce que vous faisiez de vos journées à quinze ou à quarante ans ? », ça ne fonctionne pas.
C’est sans doute ça l’intérêt de la discussion. Une image en appelle une autre. On tâtonne. On cherche ensemble. Généralement, on trouve !
R… Relecture
Il existe deux écoles chez les biographes. J’ai écrit plus tôt dans cet abécédaire qu’il était important de trouver « la voix » du narrateur.
⌚ Pour les uns, cela passe par l’écoute répétée. C’est l’enchaînement des échanges qui permet de bien connaître celui pour qui on écrit et donc de trouver sa voix. Le temps est un allié.
Pour les autres, cela passe par la relecture tout simplement. Je tente quelque chose, je fais relire, j’interroge ou je prends note des éventuelles corrections, et j’en tiens compte la fois suivante. Le narrateur est davantage acteur et peut du reste emprunter une voix qui n’est pas la sienne, plus écrite par exemple.
🪞 Cette méthode a des effets collatéraux : « les uns » ont plutôt tendance à rendre leur texte quand les échanges sont terminés tandis que « les autres » peuvent proposer une relecture après chaque séance.
Je suis un autre (comme dirait Georges Moustaki – ça devient n’importe quoi ces références musicales), mais ma foi est vacillante. Peut-être qu’un jour, je changerai de religion. Ou du moins, que je proposerai les deux options.
S… Souvenirs oubliés
« Je vous (te) préviens, je ne me souviens pas de grand-chose ».
Ça ne fait pas si longtemps que je suis biographe, mais je ne compte déjà plus le nombre de fois où j’ai entendu cette phrase.
😶 Le plus amusant a été mon travail pour Actee. Je vous la fais courte : je suis sur un salon professionnel et je demande à des élus locaux et à des agents de collectivité de me raconter des souvenirs d’enfance en lien avec l’énergie et un bâtiment public.
Selon la tête de mon interlocuteur, je pose ma question en cinq secondes ou je brode pour lui laisser le temps de réfléchir. Quand ses yeux s’alignent, c’est qu’une image est arrivée et qu’on peut y aller.
🌬️ Vient cette phrase donc : « je vous (te) préviens, je ne me souviens pas de grand-chose ». Au bout de quelques minutes, il arrive que ce soit moi qui sois obligé d’arrêter l’échange parce qu’une image en appelle une autre et que mon vis-à-vis n’a plus envie de s’arrêter.
Je me souviens en particulier d’un gars qui ne voulait pas s’asseoir puisqu’il n’avait aucun souvenir m’expliquait-il. Sauf qu’il parlait, il parlait et moi, je ne pouvais pas prendre de note. Au bout d’un moment, il a compris par lui-même. Il s’est assis. Il a son paragraphe dans le recueil.
T… Traumatismes
Faut dire ce qui est. C’est la petite maison dans la prairie cet abécédaire. On y croise davantage de fleurs des champs que d’ogres mangeurs d’enfants, d’instants magiques que de morts tragiques, de souvenirs de vacances que de moments de violence.
👩⚕️ Les traumatismes ont aussi leur place dans une biographie. Parfois, ce sont même eux qui donnent envie de l’écrire parce que c’est dur de se taire et qu’on a besoin que les autres sachent. Ou parce qu’on se rend compte en disant que ce n’était qu’un caillou dans la chaussure.
Si la parole a des vertus thérapeutiques, le biographe est un secouriste. En écoutant l’autre, il peut soigner les petits bobos. Mais un secouriste n’est pas un médecin. Un biographe n’est pas un psychologue. Poser des questions et écouter ce qu’on a à nous dire, oui. Insister quand on sent que ça fait trop mal, non. Pas question d’ouvrir des plaies qu’on ne saurait pas refermer.
U… Umami
Je n’ai jamais su définir la saveur umami dont on parle tant dans la cuisine contemporaine. En réalité, personne n’en est capable.
🍣 Une biographie sucrée, on voit ce que c’est… mais l’indigestion nous guette quand on abuse des madeleines.
Le sel de la vie est indispensable. L’acidité discutable.
L’amertume joue son rôle dans le récit. Point trop n’en faut.
Et l’umami dans tout ça ?
L’umami est peut-être cette saveur qu’on cherche ; cette saveur qu’on ne sait pas définir mais qui rend une expérience de vie unique et singulière. Un témoignage ne se contente pas d’accumuler des souvenirs sucrés et des souvenirs amers. Derrière les mots, il cherche à raconter l’indicible.
V… Vérité
J’ai été choqué d’entendre il y a quelques mois que biographe n’était pas un métier de vérité. Des collègues et moi échangions lors d’un papotage de Biographicus. Et si mes souvenirs sont bons, seul le silence a répondu à ce constat implacable.
🤐 Par la suite, quelqu’un a rappelé à raison que nous écrivions la vérité du narrateur. Toutefois, même ça, c’est vrai jusqu’à un certain point. On est là pour l’aider à écrire, pas pour enquêter sur le bien-fondé de tout ce qu’il raconte.
J’ai été davantage choqué encore quand je me suis rendu compte que cette phrase, « biographe n’est pas un métier de vérité », c’est moi qui l’avais prononcée. Et en réalité, je crois que c’est exactement pour ça que j’ai choisi ce métier.
👂L’esprit critique du journaliste environnement (mon activité d’avant), je n’en pouvais plus. C’est un sujet sur lequel il y a trop d’approximations donc si on veut travailler sérieusement, on n’a d’autre choix que de sans cesse dénoncer, nuancer, préciser, actualiser, penser contre les autres et plus encore contre soi-même. Envahissant le truc. Ça m’a laminé.
Biographe n’est pas un métier de vérité parce que ce n’est pas un métier de jugement. L’approximation ou le fait de relayer de temps en temps quelque chose de faux, est le prix à payer. Quand j’ai recueilli des témoignages sur la maison de mes grands-parents par exemple, j’ai constaté que les affirmations des uns et des autres se contredisaient parfois. Mais c’est comme ça la mémoire. On essaie dans la mesure du possible de démêler les fils et de s’approcher de la vérité, mais ce qu’on cherche d’abord, c’est la sincérité.
Le mot auquel vous avez échappé : vulgarité. Pour ça, vous avez ce très bon article.
W… Wiesel
Certains livres de collège traînent sur une étagère jusqu’à ce qu’on se décide enfin à les (re)lire. Il y a une petite dizaine d’années, ma main s’est posée sur « La Nuit » d’Élie Wiesel. Quelle claque !
🌑 Je crois que ce récit autobiographique avait déjà touché le jeune bambin que j’étais au collège (ouais ça va, je peux écrire que les collégiens sont des bambins, y a peu de chance qu’il y en ait qui passent par ici). Quand on a une mémoire de poisson rouge comme la mienne, l’avantage, c’est qu’on peut être touché plusieurs fois.
Ce livre a beau raconter la Shoah, jamais Wiesel ne s’apitoie. J’ai écrit dans mon carnet et c’est le souvenir que j’en ai conservé : « on lit ça comme un roman d’aventure ». On est comme ce petit enfant pris dans un engrenage sans fin et qui, plutôt que d’avoir de grandes réflexions sur l’innommable horreur et l’inanité de la vie, se demande seulement comment terminer la journée.
📔 Son approche (et le fait de savoir qu’il va s’en sortir) nous permet de lire les choses avec légèreté. J’espère ne choquer personne avec ce mot. Je l’écris sans honte. Cette légèreté ne nous empêche pas de comprendre ce qu’il vit, d’être empathiques, d’être marqués pour la vie par ce récit pourtant si bref.
Comment a-t-il fait ? Quand on écrit sur soi, c’est si dur de ne pas ajouter des louches et des louches de pathos !
Si je glisse cette réflexion dans mon abécédaire de la mémoire, c’est que l’un des rôles du biographe est justement de comprendre l’essence du récit de son narrateur, le ramener à l’os et trouver cette légèreté plus efficace que le pathos quand on veut transmettre son ressenti. C’est possible, je l’ai déjà écrit grâce à la distance.
Mais quand on s’appelle Élie Wiesel, on a besoin de personne.
Je termine sur cet extrait que j’ai noté :
« L’opinion générale était que nous allions rester dans le ghetto jusqu’à la fin de la guerre. Puis que tout redeviendrait comme avant. Ce n’est ni l’Allemand, ni le Juif qui régnaient sur le ghetto : c’était l’illusion ».
PS : je pensais être sec sur « W » et j’aurais adoré écrire un autre article sur le personnage de Hirayama dans le « Perfect days » de Wim Wenders. Une autre fois !
X… X
Puisque les mots qui commencent par X ne sont pas légion, évitons le refus d’obstacle et parlons de la chose : le luxurieux, le olé-olé, le fripon.
Je ne doute pas qu’il existe des biographies coquines dans la littérature érotique. Mais les écrits plus conventionnels semblent ne s’attacher qu’à ce qui se passe au-dessus de la ceinture. Quand on y réfléchit, c’est très étonnant. On sait bien que la recherche animale et primitive de plaisirs décide de bon nombre des comportements humains. Et sous réserve que la volonté et la dignité de chacun soient respectées, il n’y a du reste rien de honteux à cela.
😳 Bien sûr, on ne dit pas tout dans une biographie. Mais pourquoi met-on d’emblée cette barrière dans un texte qui ne fait rien d’autre qu’explorer l’intime d’une personne ? Ou dit autrement (je fais attention aux termes que j’utilise), qu’un narrateur choisisse de faire l’impasse sur le sujet, c’est tout à fait légitime ; mais un biographe doit-il l’y pousser en posant des questions sur tout, sauf sur ce sujet qui, génération après génération, demeure confiné dans la famille des sujets honteux ? Sans doute pas.
Si d’autres biographes passent par là, je serais curieux de savoir comment ils s’en sortent.
Y… Yeah !
Je n’ai pas écrit ma biographie. Ni publié quoi que ce soit d’ailleurs. Pour autant, j’imagine ce plaisir : recevoir un colis par la Poste, le contempler quelques minutes avant de le déchiqueter, ouvrir et sentir les livres qui sont à l’intérieur, les feuilleter, les laisser traîner sur une table basse pour les avoir à l’œil ou les ranger dans sa bibliothèque. Ça doit être quelque chose quand même. Comme quand tu retires un gâteau du four, tout fini tout beau… mais disons en plus durable.
🎁 En réalité si. J’ai déjà publié quelques articles quand même. Les premiers ne devaient pas valoir leur pesant de cacahuètes moisies. Et pourtant je me souviens d’une grande fierté quand j’ai ouvert le journal. Alors quand c’est TON LIVRE, j’imagine que comme les Beatles dans She loves you – et dans la moitié de leurs chansons quand on y réfléchit bien – tu as envie de crier trois fois Yeah !
Z… Zut
Et voilà. C’est toujours pareil. Le temps file comme l’éclair. On a l’impression que ça commence à peine et c’est déjà la fin. En général, c’est là qu’on se rend compte qu’on a perdu du temps à parler pour ne rien dire et qu’on a oublié l’essentiel.
🥪 Dans cet abécédaire, j’aurais aimé évoquer les regrets, les choix irrationnels, les rêves, des auteurs qui ont écrit sur la mémoire, des podcasts historiques qui m’ont marqué. Mais non, j’ai préféré divaguer sur l’oncle Aygulphe qui n’existe pas et sur les sandwichs triangles, me la raconter sur ma production de kiwis (faut dire que…).
Cette frustration est la même quand on achève une biographie. On aurait pu faire autrement, mais on a fait comme ça. Il faut être capable de mettre le point final, ou du moins de clore le chapitre. Si on reste sur notre faim, il sera toujours tant d’écrire le tome 2.
