J’ai créé L’heure de la prose avec deux idées : écrire des biographies et raconter des histoires familiales via des récits de vie singuliers qui se répondent. Il y a quelques mois maintenant, j’ai testé un concept : me focaliser sur l’entrée au CP. Plusieurs personnes se sont prêtées à l’exercice et, bien entendu, j’ai commencé par moi. J’ai insisté – ceux qui me lisent depuis quelques semaines ont compris que c’était mon dada – sur l’oralité du texte. Pas de problème si un client me demande un récit plus écrit. Plus littéraire. Mais ne nous cachons pas derrière les belles phrases et les tournures convenues. Quand on lit des mémoires, on a envie de retrouver la voix de celui qui les a racontées. C’est mon texte que je vous livre aujourd’hui. Sans fard. Sans filtre. Quand j’étais môme, première.
Avant d’être un résistant en chef, Jean Moulin était un nom d’école. À Auxonne. Au début des années 80. Brouillard épais. Odeur permanente d’oignons découpés dans l’entreprise voisine.
Je n’ai pas de souvenir précis d’entrée au CP. Ma sœur a trois ans de plus que moi. Je l’imagine me tenant la main jusqu’à la classe avant de rejoindre la sienne. J’ai plutôt en tête des images. De l’autre côté de la grille, un petit bouclé, copain de maternelle, venu nous saluer – Il paraît qu’il est dans une autre école. Quelle idée – Cet appareil respiratoire de bœuf qu’un insist amène tout sourire dans notre classe sur un chariot de cantine aussi. Il veut nous impressionner et c’est réussi. Le truc est totalement dégueu. Ma sœur me raconte plus tard que dans sa classe à elle, un élève a dû souffler dedans et qu’il en est sorti un liquide douteux. J’imagine la scène en version tarantinesque. Dans les années 80, on juge utile de dépecer un bœuf pour éduquer quelques têtes blondes. Je ne m’en souviens pas, mais je ne serais pas étonné qu’on nous ait servi des tripes ce midi là. Autre époque, autres mœurs.
Couper les oreilles en pointe
Je me souviens très bien en revanche de la vie dans la cour. De cette délivrance qu’on a faite avec les grands, les copains de ma sœur. Je me suis dit que c’était grâce à moi. Torse bombé. Moment de gloire. Une fois, en rentrant dans la classe, nous sommes alignés en rang d’oignons et ma première amoureuse – durant toute la scolarité, j’ai toujours eu une amoureuse ; la plupart d’entre elles seraient étonnées qu’on le leur apprenne – Carine donc, fait le show. Avec une copine, elles s’embrassent. Ou plutôt se touchent le bout de la langue. La maîtresse est choquée. On lui demande naïvement pourquoi. « Vous comprendrez plus tard », répond-elle. Quarante ans plus tard, je n’ai toujours pas bien compris. Un peu coinçouille la maîtresse. Nous, ça nous fait bien rire. Je me souviens enfin de la disposition de la salle de classe. La fenêtre à droite. La porte à gauche. Quand j’ai besoin de m’orienter, j’ai toujours l’image. La droite, c’est la fenêtre de ma salle de CP.
Le trajet de l’école, c’est ma mère qui nous dit de nous dépêcher car on est en retard. Ainsi que les odeurs d’essence de la 4L groseille. Sièges à ressort, levier de vitesse fantaisiste et mystérieux. Ce bruit si caractéristique aussi, celui d’un ULM au moment du décollage. Je crois me rappeler qu’on l’a vendue 12 000 francs en partant à Mulhouse deux ans plus tard. Maman n’a plus jamais reconduit. Le retour, c’est plutôt marche à pied avec la sœur. Environ deux kilomètres me dit Viamichelin. À l’époque, ça paraît dérisoire pour deux enfants de 6 et 9 ans. J’ai enfin le souvenir de mon grand-père m’attendant et me demandant comment s’est passée la journée. Un copain m’a embêté. Il me promet, s’il recommence, de lui couper les oreilles en pointe. Je l’imagine affûtant ses lames et découpant méticuleusement la chair comme un enfant qui s’efforce de suivre avec des ciseaux le trait dessiné sur une feuille par la maîtresse. La punition me semble un tantinet exagérée. À partir de ce jour là, pour mon grand-père, je n’ai plus que des amis formidables, aimants et attentionnés.
Quand j’étais môme et mon instit peu psychologue
Il y a la télé aussi. Le gros fauteuil marron que nous collons à l’écran ma sœur et moi avant de nous installer jambes entremêlées. Dorothée, Casimir, Léonard qui passe sa vie dans un coffre en bois et que nous imitons dès qu’un carton traîne à la maison en nous pliant en cinq. Le mercredi, papa nous emmène au solfège, à Dole, la grande ville. Il va faire les courses pendant que j’essaie de deviner si la prof joue un fa ou un mi bémol. Je suis nul. Je redouble mon solfège cette année là. Désolé papa, tu rêvais d’enfants concertistes, mais on trouvera autre chose.
À l’école, ce n’est guère mieux. Ma sœur m’a dit récemment que l’institutrice de grande section de maternelle, cette connasse d’institutrice de maternelle, avait prévenu mes parents que je ne réussirais jamais à apprendre à lire – si elle savait que je suis désormais payé pour écrire ! – Je suis sûr que ça a marqué l’ensemble de mon éducation. Ma mère à qui j’ai rappelé l’anecdote nuance la chose en soulignant qu’ils n’ont pas pris l’annonce au sérieux et que l’instit de CP les a vite rassurés. Je suis de la fin de l’année et je n’ai jamais été très en avance pour mon âge, mais de là à me condamner à l’ignorance à vie… Je te crois maman, mais comment peut-on penser que ce type de messages ne laisse pas quelques traces dans l’inconscient de parents normalement constitués. Qui se demandent à chaque fois que leur fils ne retient pas l’autodictée qu’il a recopiée dix fois si au fond, il n’est pas un peu con con. Mon père a toujours bien rigolé en entendant cette phrase du curé dans le film Le Petit baigneur : « il joue comme il peut, le pauvre ». Merci maîtresse, tu as fait de moi un organiste d’église de seconde zone. J’imagine que les enseignants ont aujourd’hui davantage de psychologie.
PS : Vos propres souvenirs sont les bienvenus en commentaires.
PPS : Je cherche toujours une première famille complète pour tester (pour la modique somme de pas donné (voir là), mais ce travail demande de temps et quel est le prix des souvenirs ? L’offre est là. Faîtes suivre à la terre entière).
PPPS : Aux amateurs de podcasts qui attendaient un conseil et qui, à ce stade de la lecture, sont très déçus, pourquoi pas La dernière séance si vous ne connaissez pas. Vous voyez le top niveau ? Bon, ben montez encore deux trois marches et on y est. Et après tout, c’est cohérent : on est bien dans l’introspection et l’héritage familial.
souvenirs, souvenirs….
il manque juste les galipettes sur le lit pour apprendre les poésies, tout le reste est là…
C’était plus tard ça
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