Dernière bafouille avant la pause estivale. Alors vous avez le droit à une tartine. Une histoire d’enfance à nouveau. Petite visite à Dijon, dans les années 50. Quand on se lavait dans un tub, quand il était courant de dormir dans la chambre de ses parents, quand on enfourchait son vélo pour les mêmes raisons qu’aujourd’hui, mais sans se faire traiter de bobo des villes.
Ce texte est plus long que les précédents : ici, là et là. Et pour cause, nous avons tenté une autre méthode d’écriture avec Geneviève. Je l’ai interrogée une heure, j’ai retranscrit l’échange puis elle s’est approprié le texte. Elle en a conservé la trame, mais a développé certains passages, amendé ou précisé certains points. Pour finir, je lui ai suggéré de conserver deux trois phrases perdues en route et dont l’oralité me semblait apporter davantage d’émotion. Et roule ma poule (vous savez que je me suis encore fait manger mes poules ? Comment ça, ça n’a rien à voir).
Cette méthode est intéressante. Comme Geneviève, il y a tout un tas de gens qui, sur le papier, n’ont pas besoin de moi pour écrire. Qui sont tout aussi qualifiés, voire beaucoup plus. Qui ne font jamais de fautes alors qu’il m’arrive d’en laisser. Qui écrivent déjà des textes, des lettres, des souvenirs. Mais qui ne savent pas forcément par quel bout s’y prendre pour mettre tout cela en ordre ou qui ont besoin d’un coup de boost pour se lancer dans une authentique biographie. Ma force à moi qui ai été journaliste pendant mille ans (hashtag gros melon), c’est de savoir comment ordonner des idées qui viennent tous azimuts, d’apporter un regard extérieur afin de construire un récit cohérent.
Voilà pour l’argument commercial avant la pause estivale donc. Vous qui allez vous retrouver en famille pendant les vacances, n’oubliez pas de me faire l’article entre le spritz et la merguez. Et il n’est pas trop tard si vous voulez que je vous rejoigne afin de vous tirer le portrait de famille (je suis pas très spritz par contre si vous pouvez prévoir autre chose).
Allez, Geneviève, je te laisse la parole.
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Geneviève, école Voltaire, Dijon, années 50
Je n’avais pas six ans lorsque je suis entrée en CP. Je ne me souviens pas précisément du premier jour, mais de ceux qui ont suivi. Ma mère ayant préféré me garder auprès d’elle, je n’avais passé qu’un trimestre en maternelle. Je découvrais tout, j’étais perdue, et j’ai vite été malheureuse. Madame Bœuf, la maîtresse, avait ses préférences et je n’en faisais pas partie. Je me souviens d’une claque. Mon père était intervenu. Ce fut pire ensuite. Madame Bœuf m’appelait « mademoiselle » avec dédain.
Ce n’était pas plus simple dans la cour d’école. Aussi frisée qu’aujourd’hui, les cheveux courts, on me demandait souvent si j’étais une fille ou un garçon. Les autres filles possédaient de longs cheveux lisses. La star, c’était Françoise Fallone qui jouait de l’accordéon dans une magnifique robe rose à l’arbre de Noël des prisonniers de guerre. Elle était frisée aussi pourtant, mais portait de longs cheveux bruns avec des barrettes et des nœuds spectaculaires. Elle était la préférée de toutes les maîtresses, très bonne élève, et elle menait toute la classe à la récréation, décidait des rondes et des jeux et m’excluait de tout. Personne ne s’avisait de prendre ma défense, sauf Michèle Robert que la cheffe avait prise sous sa protection. Elle était toute petite et très mignonne, habillée comme aucune d’entre nous pour venir à l’école. La maîtresse s’extasiait et répétait : « qu’elle est jolie, on dirait une poupée ». Michèle était gentille et douce. Elle seule plaidait ma cause. Françoise Fallone accordait parfois que je joue « mais en comptant pour du beurre » ce qui signifiait, par exemple, que je pouvais tourner dans la ronde mais jamais être choisie.
Popularité
Cela a duré jusqu’au CE2. Après des vacances d’été au Touquet, où j’avais appris nombre de jeux collectifs et beaucoup réfléchi, j’ai tenté ma chance, résolument. Le jour de la rentrée à la première récréation, quand tout le monde se regroupait autour de « la Françoise » pour savoir « à quoi on joue », j’ai dit « on joue toujours aux mêmes jeux, moi j’en connais d’autres » Tout le monde a adhéré. Peut-être qu’elles en avaient assez d’être ainsi commandées. J’ai exclu Françoise d’entrée. Michèle est restée avec elle par solidarité. Brave Michèle, elle tenait la main de sa grande amie. Je les voyais de loin, j’en étais touchée. Magnanime, je les ai intégrées dès le lendemain. A mon grand étonnement, après hésitation, les deux sont entrées dans le jeu. J’avais réussi. Je n’ai plus eu de problème avec la cheffe, j’avais gagné une grande popularité, elle en tenait compte. En plus des jeux en réserve, j’en inventais à mesure, de quoi tenir toutes les récréations de l’année. En fait, je n’ai pas eu besoin de tout diriger très longtemps. Je voulais juste pouvoir jouer avec les autres et cela avait marché. Blessée par mon ancien rejet, je veillais à ce qu’aucune fille ne soit mise à l’écart. Cette expérience pour s’intégrer a sans doute laissé des traces, repérables dans mes activités associatives.
Deux vies en une
Le Touquet, c’était autre chose. J’avais l’impression d’avoir deux vies : l’une à Dijon où ma mère me couvait et me surprotégeait pour ne pas que je me fasse écraser, que j’attrape froid, qu’on m’embête, qu’on m’enlève et où je subissais l’école. L’autre à la mer où nous passions deux mois par an et où ma mère me laissait vivre. Peut-être était-ce lié à ses propres souvenirs de jeunesse au Touquet. J’allais à la piscine toute seule ou à la plage. Je rejoignais ma mère en fin de matinée et nous allions nous baigner toutes les deux dans la mer qui était parfois, en fonction des marées très éloignée. Les après-midis, ma mère, assise dans une chaise longue, lisait ou écrivait à mon père une lettre quotidienne. Lui nous rejoignait pour ses deux semaines de congés payés pendant. A l’époque mes parents étaient très amoureux. Lorsque mon père repartait, nous montions dans sa voiture et l’accompagnions le plus loin possible puis on rentrait par la forêt. À pied. Et en pleurant. C’était trop bien.
Au Touquet, pas de problèmes relationnels. J’avais beaucoup d’amis avec lesquels, quand nous étions à la plage, nous creusions des trous profonds dans le sable, « jusqu’à la mer » construisions des bateaux, des remparts, des tranchées que nous bombardions avec des boulets de sable. Nous vendions des gâteaux de sable mouillé colorés de poudres spéciales, contre des coquillages et cachions nos trésors de guerre d’une année sur l’autre. On jouait aux billes, on sculptait dans le sable des circuits pour nos voitures « norev » ou « dinky-toys ». On explorait les blockhaus laissés par la guerre. Les jours de grands vents, la forêt était préférée à la plage. Nous dévalions les pentes du bois de pins. Nous avions tous, les filles comme les garçons des coiffes de plumes et des arcs fabriqués-maison, ainsi que des ceintures de révolver. Indiens et cow-boy, nous étions alternativement.
Je passais de temps en temps me montrer à ma mère ou chercher mon goûter. Au Touquet, elle n’avait pas peur pour moi, ce n’était pas la même mère !
Des odeurs qu’on ne sait exprimer
Je me souviens d’odeurs aussi. Celle des troènes en fleurs omniprésents dans les haies. Ou d’un autre parfum que j’ai retrouvé il y a quelques années dans le parc de la Chartreuse à Dijon : celle des frênes après la pluie. On ne peut pas évoquer les odeurs comme les images, il est nécessaire de les rencontrer à nouveau. L’émotion du souvenir est alors intacte.
Quel contraste avec la maison. À Dijon, « fille unique » je jouais souvent seule, mais j’étais très occupée : J’étais mère de famille nombreuse avec six ou sept enfants, dont un que j’avais adopté. Puis j’étais maîtresse. Mon mari très absent, je disais à mes enfants qu’il était commercial. Mon autre métier ; exploratrice. Je partais dans le jardin de la voisine visiter la forêt de dahlias, plus haute que moi. Je marchais entre les tiges, à l’affût d’animaux sauvages. Il y avait effectivement parfois de très grosses araignées et parfois un chat. Je grimpais sur le cerisier pour observer la jungle de plus haut… Je n’avais pas le droit de dépasser le bout de l’impasse et d’aller dans la rue à vélo, je compensais en acrobaties, sans les mains, les pieds sur le guidon, debout sur la selle. J’avais toujours les genoux en sang, en pus, ou en croûte, on appelait cela avoir les genoux « couronnés » et c’était très banal à l’époque. Genoux vulnérables entre jupe et grandes chaussettes ? Trottoirs, cours d’école non goudronnés ?
Un béret sur la selle pour ne pas lustrer ses habits
J’avais quand même une amie dans mon impasse, Maryse. Elle était plus jeune d’une année ou deux et elle était douce. Nous jonglions contre le très haut mur d’une maison, à une balle, deux balles, cinq balles, notre record. Avec mes parents, nous allions quelques fois au cinéma l’Eldorado. Puis plus tard, voir des matchs de ping-pong diffusés sur la télé du café au coin de la rue. C’étaient les débuts de la télé et les seuls programmes…
Mon père a mis du temps à retrouver un emploi à son retour de cinq années de captivité en Allemagne de guerre. Il a travaillé sur les voies de chemin de fer, vendu des assurances avant d’avoir un emploi stable. Nous habitions donc chez mon grand-père dans une maison sombre toute en longueur au fond d’une impasse. Elle n’en était pas moins la plus luxueuse de la rue. Nous avions une authentique salle de bain. Chose assez rare à cette époque dans le quartier où l’on se lavait encore, le plus souvent, dans la cuisine, à l’évier ou dans un tub, le dimanche, grande bassine en zinc. J’ai aussi le souvenir d’une jolie lampe dans la salle à manger. J’ai longtemps dormi dans la chambre de mes parents. Cette maison existe encore. J’y passe quelques fois, mais elle est protégée par une grande porte en fer qui m’empêche de voir à l’intérieur. J’ai souvent pensé à la racheter.
Mon grand-père était corniste. Professeur au conservatoire. Son frère, qui habitait à côté, jouait du même instrument, mais lui, était magasinier. En fin de journée, il rentrait en bleu de travail et enfilait un smoking pour jouer au théâtre. Tous les deux partaient en vélo avec un béret sur la selle pour ne pas lustrer leur bel habit. Le jour où mon grand-père a été mis à la retraite, il a définitivement rangé l’instrument dans son armoire. De mon côté, j’ai entendu beaucoup de musique classique, mon grand-père achetait à mesure du progrès tous les nouveaux électrophones. Ma mère n’a pas voulu me faire subir la pression qu’elle avait subie pour ses exercices de piano, et je n’ai pas appris la musique. Enfant, puis adolescente, solfège et instrument ne m’ont pas manqué. J’aimais le sport, la littérature et la camaraderie, la politique aussi, assez tôt.